Visite de la Fondation Baur, Musée des Arts d’Extrême-Orient à Genève, avec Yusuké Y. Offhause. Interdiction de prendre des photos – gardien-policier-suisse fort antipathique. Ambiance feutrée, lumière tamisée, vitrines monumentales et moquettes dans lesquelles on s’enfonce. La mise en scène tend à s’effacer mais comme souvent à Genève, cette simplicité coûte un bras – ou un pont – je ne sais plus laquelle est l’expression belge ou suisse… Donc trop d’ostentation dans cet hôtel particulier 19e, faux-chic (faux-iki) – et il faudrait déjà commencer par être aimable.
Acheté cette carte postale qui représente la quintessence de l’iki (cf. post du 24 mars). Très beau le geste de la main cachée dans le drap de bain pour s’essuyer l’oreille. Et les quelques cheveux défaits. Et surtout le drapé, si souple mais si sûr, comme calligraphié, de ce drap de bain fabriqué dans un kasuri au motif floutté, un effet – bokashi (ぼかし) – qui est l’un des principaux motifs (sic) de mon voyage, alors nous y reviendrons. Malheureusement l’estampe originale (de Eishô Hosoda, actif dans les années 1790), n’était pas exposée.
Ces petits pots à poudre de thé, cha-ire (茶入), datent du 17e siècle et forcent l’admiration. Celui de gauche, en grès de Seto (hauteur 9 cm.), avec ces deux hanses, me rappelle beaucoup les productions de George E. Ohr, The Mad Potter of Biloxi, au début du siècle dernier. Comme chez George Ohr, on voit bien que le potier savait tourner mais qu’il a volontairement mis un coup dans le ventre de son pot avant cuisson. Un galbe naturel imparfait. Et le “manque”, triangulaire, est tout aussi volontaire. Comme la coulure qui traverse la petite frise incisée de la partie supérieure. Comme aussi, bien sûr, le choix d’un couvercle dépareillé, en ivoire. Et dans la cérémonie du thé en général, Maître Rikyū (千利休) intègre un objet “dépareillé” (cf. Yasushi Inoué, Le Maître de Thé).
“Toujours, garde en réserve de l’inadaptation” nous conseille Henri Michaux (Poteaux d’angle), mais, où s’arrêter ?
Il me faut commencer à retenir beaucoup de termes techniques qui expriment chacun une chose bien précise : comme le tenmoku, l’effet “fourrure de lièvre”, ou kintsugi, la célèbre technique de restauration à la feuille d’or. Yusuké me racontait que certains céramistes cassent aujourd’hui des pots uniquement pour les rafistoler et leur donner plus de valeur que si ils étaient intacts. Je crois que je ne vais pas manquer d’exemples pour alimenter le Musée des Erreurs… Barbara Bloom, avec sa série Broken, a déjà merveilleusement exploité le filon.
En vitrine, ce vase chinois (Dynastie Yuan, 1279–1368, hauteur 28 cm), employé dans la cérémonie du thé par Sasaki Takauji (佐々木 高氏) ou Sasaki Dōyō, maître zen du début du 14e siècle, où de l’oxyde fer vient rythmer la surface à couverte céladon vert, comme sur la robe d’un animal. On pense à des brûlures de cigarette sur une peau très lisse, comme une torture infligée à cette forme et cette matière trop parfaites. Il n’y avait pourtant aucun panonceau prévenant un explicit content ou autre Parental Advisory pour éloigner nos enfants d’une si haute expression de la perversion.
C’est définitivement la tâche, la coulure et autres “splashes” ou “drippings” qui vont retenir mon attention. Quand une tâche devient-elle décorative ? Aucun des commentaires que j’ai lu jusqu’à présent ne fait précisément mention des raisons qui président à de tels partis-pris.
Le splendide Decorative Arts of Japan, publié à Tokyo en 1964, mentionne une jarre Sue (grand feu) de la période Nara (entre 710 et 794), un style qui serait l’ancêtre des céramiques de Bizen (dont nos trois cha-ire sont de nobles représentants).
Peut-être la capacité “d’affirmation” d’un tel geste de l’artiste suffit-elle à le justifier, comme dans l’Art moderne, et il se passerait donc de tout commentaire ?
Mais aujourd’hui, le compte twitter ou le white cube opèrent comme autant de formats où l’on se sent protégé, ce qui autorise à affirmer – par des mots, des images ou des formes – dans un espace contraint et souvent sur un ton péremptoire, à peu près n’importe quoi. Alors je veux faire l’effort de lire quelques textes et quelques formes, au risque peut-être de signer des sottises dont le Musée des Erreurs se porte seul garant. Et je compte sur la sagacité de mes lecteurs et lectrices pour éclairer ma lanterne japonaise dans la partie Commentaires [à dire à grande vitesse en imitant la voix de Louis Jouvet].
Ce que nous montre ce pot, par exemple, c’est un processus à jamais laissé en suspens, des coulures encore humides figées par les flammes, la catastrophe suspendue. Jennelle Porter avait trouvé ce très joli titre, “Dirt and Delight”, pour une exposition autour de la céramique à l’ICA de Philadelphie, en 2009, dont je m’étais régalée.
Fujio Koyama écrit : “The ashes that settled on the shoulders of the vessel in the firing process formed a natural thick olive–colored glaze which allowed to drip down the sides.” Bon, d’accord, mais encore… ? Ces coulures arrêtées dans leur course, comme la lave sortie du cratère du volcan, incarnent une forme de “négligé” qui résulte en réalité d’une absolue maîtrise des techniques, de la domination de l’homme sur la matière en fusion, donc sur la nature. Ces lignes, dont la grâce tient beaucoup au fait de ne pas être dessinées, ont pour principale fonction de souligner la courbe de la jarre en indiquant comment la matière liquide, en mouvement, l’épouse. L’artiste est à la fois ici très présent, dans son implication à produire un tel résultat, et très en retrait, tant l’impression qui se dégage d’un tel émaillage relève d’abord d’une forme d’abandon de la matière à elle-même.
Après, on entend toujours dire que l’art contemporain c’est difficile à comprendre. Mais quid d’une jarre comme celle-ci, du 7e siècle ? Elle serait à Odawara, à moins de deux heures de Tokyo, dans la préfecture de Kanagawa. Je vais peut-être faire le déplacement.
En pensant au geste de ce potier, ce sont les mains de Calder tenant sa feuille de papier, photographiées par Ugo Mulas, qui me viennent à l’esprit.
Sans aucun rapport, si ce n’est que l’information provient du bulletin N°69 de la Fondation Baur, de juin 2008, consacré à la cérémonie du thé, que l’auteur, Philippe A. F. Neeser, propose d’ailleurs de traduire par “rituel du thé”. Voilà ce qu’il dit de la fête des Filles, le 3 mars, évoquée dans le post précédent :
Dans l’ancien calendrier lunaire, le rythme des saisons et des fêtes était en harmonie avec celui de la nature ; cependant, l’adoption du calendrier solaire occidental a bouleversé ce rythme. Pour ne citer qu’un exemple, la fête des Filles le troisième jour de la la troisième lune correspondait au début ou à la mi-mai de notre calendrier, lorsque fleurissent effectivement les pêchers. Mais depuis que le gouvernement de l’empereur Meiji (1868–1911) a décrété que la fête des Filles tomberait le 3 mars du nouveau calendrier, il a fallu faire pousser les pêchers en serre pour les avoir en fleurs à la date voulue.
Bon, ça n’est pas une révélation, mais les Japonais sont très control freak, surtout peut-être avec ce qui peut nous apparaître, à première vue, naturel ou hasardeux.
Est-il permis de commenter en anglais ou préférez-vous le français? Je trouve la traduction automatique du site inopérante et informative et serais heureux de traduire mes propres pensées, bien que cela pourrait ajouter plus de vibrations au Musée …
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