Les jika-tabi 地下足袋 sont les chaussures avec le gros orteil séparé que portent la plupart des ouvriers, des charpentiers et des jardiniers au Japon. Elles sont fabriquées en épaisse toile de coton, indigo ou noire, et leur semelle est en caoutchouc. Elles offrent de se sentir davantage en contact avec le sol et la grande souplesse de la semelle permet de retenir plus facilement certains objets avec son pied lorsqu’on travaille, ou de grimper aux échafaudages.
Ici, dans l’ordre d’apparition : un jardinier du Temple Ryōan-ji (Kyōto), un ouvrier des travaux publics à Oita (sur l’île de Kyushu), et un autre jardinier à la Villa Katsura (Kyōto).
Les jika-tabi ont été créées il y a un siècle par l’entreprise Marugo qui les décline dans différentes matières et hauteurs. Certains jardiniers arborent le modèle waterproof, croisement des tabi et des bottes de caoutchouc (Ryōan-ji, Kyōto).
En France, puis dans le monde, c’est la Maison Martin Margiela qui a popularisé les tabi au début des années 1990 en les croisant avec des bottines ou des escarpins – une signature de la maison – dont j’ai vus les derniers modèles dans la boutique Margiela d’Oita. Un magazine masculin présentait aussi le modèle babouche de la dernière collection.
Le catalogue de la très belle rétrospective Margiela qui vient de se terminer au Palais Galliera à Paris détaille la genèse de la création de ces chaussures (merci à Alexandre Samson de m’avoir communiqué cet extrait).
On y voyait aussi la version de la collection printemps-été 1996 qui m’a toujours semblé l’aboutissement de ces multiples déclinaisons : la semelle seule où une large bande de scotch d’emballage vient s’enrouler autour du pied. J’avais à l’époque fait l’acquisition (en soldes, pour 300 francs) d’une pointure 37 – elles font désormais partie des collections du Musée des Erreurs. Si la version bottine dessine des femmes-faunes courant le bitume parisien, la version semelle offre un simple socle où poser le corps-sculpture. Les vidéos réalisées à l’époque pour remplacer le défilé en faisaient la démonstration éclatante.
L’exposition présentait aussi des formes anciennes en bois offertes à Martin Margiela, des années plus tard, par un ami qui rentrait du Japon.
Les jika-tabi sont en réalité dérivés des tabi, les chaussettes traditionnelles que portent les femmes, et les hommes, avec leurs geta (des socques de bois), lorsqu’ils portent le kimono, et dont l’origine remonterait au 10e siècle. Les tabis s’agrafent à l’arrière de la cheville. Ici, celles fabriquées dans les imprimés sou-sou à Kyōto.
C’était l’année de de mes onze ans, au mois de décembre. Dans la ville voisine eut lieu une séance de cinéma publicitaire pour les tabi Isami. Une fanfare ambulante vint se produire jusque dans notre village, des bannières rouges au vent. Elle semait sur son passage des prospectus dans lesquels se trouvaient mêlés des billets d’entrée, disait-on, si bien que les enfants du village suivaient pour les ramasser. En réalité, c’était l’étiquette attachée aux tabi qui donnait droit à une entrée. À l’époque, en dehors des fêtes du village ou de celle des morts, nous n’avions guère d’occasions de voir des films. Les tabi s’arrachèrent.
Yasunari Kawabata, Les Tabis, 1948
Au Ryōan-ji, j’ai cru voir des jardiniers emboiter le pas du premier défilé homme Jacquemus. Mais c’est la chaleur qui doit provoquer chez moi ces hallucinations parce qu’à Marseille, ils allaient pieds-nus.
J’adore les babouches, Pierre !
gros bisous