Ana Jotta (cf. post sur les relations Japon/Portugal du 29 avril), récemment auréolée à Hambourg du prix Rosa Schapire – qu’elle a accepté car il récompense “la persévérance de l’artiste !” – expose à la très pointue Temporary Gallery de Cologne.
J’avais déjà vu cet écran (Un Printemps, 2008), rayé à force d’avoir vu défiler trop d’images. J’avais imaginé que cette pluie battante avait emporté les personnages d’Hiroshige pris par l’Averse soudaine sur Ohashi et Atake (1857), mais aussi le Projet pour un texte de Broodthaers (1973). Mais c’est seulement ici, parce qu’il était seul, isolé de la série, que j’ai pu immédiatement voir cet écran comme une peinture roulée, dans la tradition chinoise ou japonaise. Une peinture portative, prête à voyager et être accrochée en certaines occasions. La peinture accompagnée d’un rituel, comme une séance de cinéma (Ana allait encore assez récemment chaque après-midi “dormir devant l’écran !” à Lisbonne).
Ana fabrique un ready-made essuie-glace dont la pluie efface le générique. Cela me rappelle combien, quand j’étais enfant, j’aimais rester assis à l’avant de la deux chevaux quand elle passait entre les rouleaux du lavage automatique. Aujourd’hui c’est interdit.
Pour que nous, Occidentaux, voyions immédiatement ces hachures comme de la pluie, il faut que le bois gravé d’Utagawa Hiroshige nous ait été plus facile à retenir que son nom. Car l’art occidental n’a que très rarement représenté la pluie, et jamais en barrant un paysage (vertical qui plus est), à grands coups de traits noirs. Cette gravure a donc connu ce que les historiens de l’art appellent – j’aime beaucoup la formule – une fortune critique, facilitée par sa reproduction en masse.
C’est donc seulement à Cologne que j’ai réalisé que la gravure d’Hiroshige retournait à la tradition de la peinture japonaise sur rouleau. Donc toujours essayer de revoir, plutôt que de simplement voir. Voir à deux fois.
La dernière “peinture” de la Jotta confirme la thèse d’un support abîmé à force de recevoir les images, une surface “ruinée, gâtée, tachée” – je prends ici appui sur le Littré. Et au sens figuré : “Tout s’abîme dans l’oubli. S’abîmer dans l’étude. Il s’abîme dans de tristes pensées. S’abîmer dans le désespoir.” L’écran comme matrice usée par un trop-plein d’images. Ana, qui a vu défiler la vie – ses films de famille, des dessins animés – sur un écran Pathé-Baby, se retrouve dans la posture d’ostention d’une Sainte-Véronique profane, dépliant son ready-made trouvé aux puces.
Ça n’est pas le seul point sur lequel nous nous retrouvons, ma chère Ana, mais vraiment, cet écran, qui pourtant ne semble plus promettre grand chose, m’ouvre de nouvelles perspectives en peinture. Arigatō Obrigado à toi qui m’a déjà montré le chemin de la peinture, au Wiels à Bruxelles, me faisant peindre en gants blancs – comme ceux des régisseurs de musée, des grooms de service, et au Japon, des chauffeurs de taxi.
Et n’oublions pas qu’ici, I fly ANA, je vole Ana. “Ana, Inspiration of Japan”. Ana vaut bien ce long billet. Je vole Ana, et Ana est aussi une merveilleuse pie voleuse, oiseau très respecté au Japon. Kawabata leur consacre d’ailleurs une nouvelle, Les Pies, en 1963. Extrait.
Dès que j’entendais le mot “pie”, je sentais l’oiseau s’immiscer jusqu’au fond de mes sentiments. Maintenant que je connaissais leur nom, ces oiseaux avaient, pour moi, changer de nature. Il n’est pas rare que des mots, en soi, produisent un tel effet – en tout cas la “pie” réveillait en moi le flux de la poésie classique, je croyais entendre le ruissellement de son gué.
Et il consacre une autre nouvelle à Anna la Japonaise (sic), sauf que les traductrices ont sans doute fait l’erreur de mettre deux n. Le Kanji double-t-il les consonnes ?
Non, en fait, Anna est une Gaijin russe, elle est donc transcrite en katakana, アンナ et non アナ. J’affirme tout cela sous la haute autorité du Musée des Erreurs bien entendu – car mon japonais se réduit à moins d’une dizaine de mots.
Les japonais respectent la pluie. Il y a des parapluies partout, et j’ai l’impression qu’on ne fuit pas la pluie comme chez nous. 雨降って地固まる, “Après la pluie, le sol se durcit”, dit un proverbe japonais.
Ici, une grappe de pluie cueillie à Yame, sur l’île de Kyūshū.
La Pluie que j’espère pouvoir voir au Musée d’Art moderne de Tokyo, c’est celle peinte en 1953 par Heihachirō Fukuda, né à Oita, d’où je rédige ce post. Fukuda raconte qu’il a été intéressé par les lignes ondulantes, horizontales et verticales, que les tuiles formaient depuis la vue qu’il avait de la fenêtre de sa chambre. Ensuite, il a représenté dans chaque case de cette grille déformée (une sorte de Nicolas Chardon avant la lettre !), les petits “plocs” que font les gouttes sur les tuiles, comme un lichen qui recouvre l’ensemble, mais que l’on interprète bien comme l’impact des gouttes arrêtées dans leur chute, plus ou moins saisies dans la lumière.
De Kawabata encore, j’ai retenu pour toi Ana un extrait d’une autre nouvelle, La Fiancée des pauvres, parue la même année qu’Anna la Japonaise, en 1929.
– Je ne veux pas de ta réussite, à quoi ça sert ?
– Là, sur ce point, tu es moderne ! Par exemple les étudiants de nos jours haïssent les bases qui les supportent, ou si ils ne les haïssent pas, en tout cas ils les mettent en doute. Ils se doivent de les détruire, et savent d’ailleurs qu’elles seront détruites. La “réussite sociale”, c’est tenter de grimper toujours le long d’une échelle, sur des fondations qu’on sait devoir être détruites. Et plus on monte, plus c’est risqué. Ce qui n’empêche personne, ni l’intéressé ni bien sûr son entourage, d’éprouver l’obligation de gravir cette échelle. De nos jours, réussir signifie être amoral. Ainsi va le cours du temps. Moi que la pauvreté attriste, je suis dépassé. Toi qui es pauvre et gaie comme un citron, tu es moderne !
Après le prix de la persévérance, ma chère Ana, laisse-moi te remettre celui de l’énergie radicale. De la part de ton gémeau, beijjjos. Et je te retrouve au prochain post, P.