À peine arrivé à Tōkyō, en pleine nuit, dans le quartier d’Ebisu, je croise une gigantesque pieuvre. Avec les préparatifs, j’avais pris du retard sur plusieurs articles, mais tout semble raccord. Les fameux poissons volants (post du 25 mars) sont là aussi – pas d’erreur.
Cette apparition nocturne, surgissant au milieu d’un petit parc – c’est plus tard que deux jeunes femmes ont tenté de remonter la pente du toboggan en talons – m’a immédiatement fait pensé aux photographies de Fujio Kito, découvertes dans l’exposition Kodomo No Kuni. Enfance et aires de jeux au Japon, organisée par Vincent Romagny à L’Onde, à Vélizy, en banlieue de Paris.
Fujio Kito photographie des aires de jeu qui aujourd’hui, ne seraient plus aux normes ; la nuit, abandonnées. Elles sont comme des ruines, ou des fabriques de jardins contemporaines. Sur-éclairées, aussi depuis l’intérieur, les jeux retrouvent leur flambant, leurs formes d’animaux ou d’objets y sont comme réanimées. Pour un peu, on se croirait au Parco dei Mostri à Bomarzo – mais peut-être dans une version restaurée par le groupe Memphis !
Qu’on s’intéresse à l’art, à l’architecture, à l’urbanisme ou, bien sûr, à la petite enfance, les raisons ne manquent pas d’aller voir cette exposition. Par exemple, pour la reconstitution du Panel Tunnel (1976) de Mitsuru Senda, architecte qui travaillait pour Kiyonori Kikutake, l’un des leaders du groupe métaboliste au Japon, dans les années 1960–1970.
Et puis, au centre de l’espace, se déploie la gracieuse installation de Kohei Sasahara, un igloo précaire construit avec les parapluies que les japonais-e-s oublient dans Tōkyō.
Et surtout pour la formidable documentation réunie par Vincent Romagny sur le sujet. Ça peut paraître une niche, les aires de jeu au Japon, mais l’exposition parvient à déployer à partir de là toute la relation d’un peuple à son histoire et son environnement, notamment par la phase de reconstruction après le traumatisme que constitua la seconde guerre mondiale.
Le petit film de Shimabuku, Children Playing in the Sea (2013), où des enfants jouent sur les rochers à se laisser submerger par une vague, espérant qu’elle sera plus forte que la précédente, nous évoque aujourd’hui davantage le séisme de Tōhoku (2011) que l’icônique vague d’Hokusai (1830). Les enfants, comme la petite embarcation sur l’estampe, essaient de défier la grande forme blanche qui, un court instant, va les effacer de l’image.
Shimabuku propose aussi un jeu très drôle dans l’exposition : il consiste à passer à travers un élastique de bureau sans qu’il éclate. Et ça marche, j’ai moi-même passé le test, bien qu’assez incrédule au départ…
De mon point de vue, et comme The Playground Project avait pu le faire de manière plus radicale il y a deux ans à la Kunsthalle de Zurich, l’exposition interroge aussi l’avenir du musée comme nouvelle aire de jeu ou garde d’enfants, et non plus seulement comme parc d’attraction, ça on s’y était habitué – voir la récente extension du Jardin d’Acclimatation dans le bois de Boulogne.
Pour finir, je voudrais signaler le très beau film du Gentil Garçon (aka Julien Amouroux – si quelqu’un veut bien m’expliquer le sens de ce pseudonyme) autour de la figure du colporteur d’images japonais et de la tradition orale portée par les Kamishibai (紙芝居). Je me suis toujours identifié à ces colporteurs d’images lorsque je trimbalais les carrousels de mon Diaporama (les premières projections, à partir de 1993, étaient d’ailleurs toutes intitulées “Par Monts et par Vaux”). J’avais pu voir des exemples de colporteurs de lanternes magiques dans le livre de Massin consacrés au Cris de Paris, dans les albums de la Collection Maciet, mais aussi photographier des conteurs traditionnels du sud de l’Inde, déroulant des séquences d’images assez proches de bandes dessinées.
Les grandes cartes du Kamishibai sont glissées à des rythmes différents pour dramatiser l’apparition de l’image suivante, par segments parfois, avec des effets proche des lanternes magiques mais aussi du fondu-enchaîné des diaporamas, comme celui de Nan Goldin racontant sa Ballade of Sexual Dependency, mais j’ai peur qu’on s’éloigne ici du royaume de l’enfance… (Voir néanmoins le catalogue de la récente exposition du Musée de l’Élysée à Lausanne, qui fait le point sur la diapo, ici).
J’ai toujours eu à cœur que les images soient portées parce qu’on sait qui émet. Le film du Gentil Garçon, tourné à Kyōto, invente un conte autour de la disparition du soleil, de l’ombre et de la lumière, et insère au milieu des panneaux traditionnels quelques schémas numériques. Aujourd’hui, nos écrans portatifs n’ont même plus besoin du porte-bagage d’un vélo pour stocker et faire défiler des images. Les enfants semblent pourtant encore fascinés par le récit du monsieur si âgé et peut-être que l’écouter ensemble, à l’occasion d’une séance ritualisée, leur laissera une impression plus durable qu’un Anime (アニメ) visionné sur leurs tablettes. Le film, dont chaque plan est très soigné – s’attache à montrer comment les images produites par les espaces et les ombres portées dans la réalité, s’offrent toujours comme le miroir des cartes manipulées.
Enfin la boîte à volets contient aussi des biscuits confectionnés par le projectionniste qui sont offerts aux enfants après la séance – me voilà encore en parfaite osmose, moi qui ai cassé des speculoos Dandoy pour les Promesses de l’écran du Wiels, à Bruxelles. Je ne manquerai d’ailleurs pas à l’avenir de rédiger des articles sur les questions pâtissières au Japon – je suis encore en pleine phase d’imprégnation, mais je travaille… !
Merci pour cette lecture de l’expo Kodomo no Kuni et d’avoir été sensible à « Chronique du monde d’avant ». Le Gentil Garçon fut d’abord très concrètement un masque qui devint un surnom, et qui depuis le temps que je le porte, m’est devenu indissociable, une ombre, un reflet comme un carton de Kamishibai. Bon séjour au Japon !
Hmmm, cette pieuvre, on dirait une gencive en train de fondre.
Les jeux de la maison Von Roll à Choindez ne dépareilleraient pas dans cette collection de parcs.
Il devrait changer pour « Chic Type » le Gentil Garçon.
Une méchante fille
La pieuvre en rouge et en réel, quelle chance et quelle surprise ce devait être après cette formidable exposition à l’Onde de Vélizy ! (la seconde partie à la Maréchalerie mercredi prochain)